7
La nage de la grenouille

 

 

 

À la tombée du jour, nous prîmes un souper léger. Puis Arkwright m’aida à remonter la literie dans ma chambre. Les draps avaient séché, mais le matelas était encore humide. Je me gardai toutefois d’en faire la remarque.

Je m’installai donc dans la petite pièce nue. J’étais fatigué et j’avais grand besoin d’une bonne nuit de sommeil. Malheureusement, au bout d’une heure, je fus réveillé par les mêmes bruits inquiétants que la nuit précédente : le sourd grondement de la roue du moulin, et ce terrible cri, qui me donna la chair de poule. Cette fois, quand le cri se fut éteint, j’entendis des pas, dans l’escalier. Deux personnes montaient.

Arkwright étant couché, je compris que c’était les fantômes qui hantaient le moulin. Les pas résonnèrent sur le palier, passèrent devant ma porte. Celle de la chambre voisine s’ouvrit, puis les ressorts du sommier grincèrent, comme si quelqu’un cherchait une position confortable. Le silence revint. Pendant un long moment, rien ne se passa. Je commençais à m’assoupir quand des voix s’élevèrent de l’autre côté de la cloison :

« Oh, si seulement je pouvais dormir dans un lit sec, juste une fois ! »

« Pardon, Abe ! Pardon ! Cela me navre de t’imposer cette épreuve. C’est l’eau du moulin, l’eau dans laquelle je me suis noyée. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à me débarrasser de l’eau. Mes os brisés me font souffrir, mais le pire, c’est cette eau. Tu ferais mieux de me quitter. Rester avec moi ne peut rien t’apporter de bon. »

« Te quitter ? Comment aurais-je le cœur de te quitter, mon amour ? Qu’est-ce qu’un peu d’inconfort tant que nous sommes ensemble ? »

À ces mots, la femme se mit à pleurer, emplissant la maison de son désespoir. Quelques instants plus tard, de lourdes bottes claquèrent sur les marches : quelqu’un descendait du deuxième étage, et ce n’était pas un fantôme. J’avais cru Arkwright couché, mais il avait dû se rendre dans la pièce du haut.

Il traversa le palier et ouvrit la porte de la chambre voisine.

— S’il vous plaît, pria-t-il, montez ! Venez dans ma chambre ! Il y fait chaud, vous y serez bien. On bavardera. Vous me raconterez des histoires, comme au temps où on était heureux tous les trois.

Il y eut un silence, puis je l’entendis remonter. Je ne perçus pas les pas des fantômes. Pourtant, au bout d’un moment, le murmure de sa voix me parvint, comme s’il engageait une conversation. Je ne saisissais pas ce qu’il disait, mais il rit soudain, avec une gaieté feinte.

Je finis par me rendormir et, quand je me réveillai, un petit jour grisâtre emplissait la pièce.

 

Je me levai avant mon nouveau maître et réussis à préparer le poisson à sa convenance. Nous mangeâmes en silence. Je ne me sentais pas à l’aise avec lui, et je regrettais ma vie d’avant, en compagnie d’Alice et de l’Épouvanteur. John Gregory pouvait se montrer rude, mais je l’aimais. S’il m’arrivait d’être insolent, il me remettait vertement à ma place, mais jamais il n’aurait menacé de me battre !

Je n’étais pas pressé de reprendre les leçons, et je l’aurais été encore moins si j’avais su ce qui m’attendait.

— Sais-tu nager, Tom Ward ? me demanda Arkwright en se levant de table.

Je fis signe que non. Je n’avais pas eu l’occasion d’apprendre. Près de chez nous, il n’y avait que des ruisseaux et quelques mares, et un pont solide enjambait la rivière la plus proche. Quant à John Gregory, il n’avait jamais abordé le sujet. À mon avis, lui-même ne savait pas nager.

— Eh bien, nous allons remédier à cela. Suis-moi ! Et n’emporte pas ton bâton, le mien nous suffira. Laisse aussi ton manteau et ta veste, tu n’en auras pas besoin.

Nous traversâmes le jardin et marchâmes jusqu’au canal. Arrivé sur la berge, Arkwright désigna l’eau :

— Elle a l’air froide, hein ?

J’acquiesçai. Rien que de la regarder, j’en avais des frissons.

— On n’est qu’en octobre et, avec l’hiver qui approche, elle n’ira pas en se réchauffant. Pourtant, on n’a parfois pas d’autre choix que de plonger ! Cela peut te sauver la vie, dans cette région du Comté. Tu n’auras aucune chance contre une sorcière des eaux, si tu ne sais pas nager. Alors, saute, Tom Ward ! Seuls les débuts sont difficiles ; plus tôt tu t’y mettras, mieux ce sera.

Je fixai l’eau boueuse, incrédule. Il voulait vraiment que je saute là-dedans ? Je me tournai vers lui, m’apprêtant à protester. Avec un soupir, il retourna son bâton pour le saisir du côté de la redoutable lame et, d’un coup, me flanqua l’autre extrémité en pleine poitrine. Je perdis l’équilibre et basculai dans le canal avec un énorme plouf. Saisi par le froid, je poussai un glapissement, et l’eau m’envahit la bouche et le nez.

L’espace d’un instant, je perdis la notion du haut et du bas. Je compris seulement que je n’avais pas pied. Je battis des bras et des jambes, et ma tête émergea à la surface. Enfin, je revoyais le ciel ! J’entendis Arkwright me crier je ne savais quoi, mais, avant d’avoir repris mon souffle, je coulai de nouveau. Paniqué, je me démenai, essayant de me raccrocher à n’importe quoi qui m’aiderait à me tirer de là.

Pourquoi Arkwright ne venait-il pas à mon secours ? Ne voyait-il pas que je me noyais ? Un objet dur toucha alors ma poitrine. Je l’empoignai et le serrai de toutes mes forces. Je me sentis tiré vers le haut. Des doigts me saisirent par les cheveux et me ramenèrent à la surface.

Je me retrouvai accroché à la berge, le visage hilare d’Arkwright penché sur moi. Je voulus l’injurier, lui crier ma façon de penser. Il avait manqué me noyer, cet imbécile ! Mais je n’arrivais pas à reprendre mon souffle, et ce n’était pas des mots qui sortaient de ma bouche, mais un crachouillis d’eau.

— Écoute-moi, Tom Ward, me lança-t-il. Quand on désire plonger dans les profondeurs, le mieux est de se remplir les poches de pierres. Sinon, on ne descend pas, car il est plus facile de flotter que de couler. Notre corps flotte naturellement. Il suffit de garder la tête hors de l’eau et d’effectuer certains mouvements. As-tu déjà observé une grenouille qui nage ?

Je ne répondis pas, trop occupé à me remplir les poumons d’air. Que c’était bon de respirer !

— Je vais te tirer avec mon bâton, continua Arkwright. Et tu bougeras les jambes à la façon d’une grenouille. On travaillera les mouvements des bras demain.

Je voulus me hisser sur la rive, mais il ne m’en laissa pas le temps. Il commença à marcher le long du canal, tirant le bâton, et je fus forcé de suivre.

— Tu plies les jambes, tu les tends et tu les serres, expliqua-t-il.

Je grelottais ; je devais bouger pour combattre le froid. Je fis donc ce qu’il me demandait.

Au bout d’une centaine de pas, il repartit en sens inverse :

— Plie, tends, serre ! Allez, Tom Ward ! Plus fort ! Imagine qu’une sorcière te poursuit !

Un quart d’heure plus tard, il me tira enfin de l’eau. J’étais trempé, glacé. Mes bottes étaient pleines de vase. Arkwright grimaça :

— Évidemment, c’est plus facile sans lourdes bottes aux pieds ! Mais on n’a pas toujours le temps de les enlever. Rentrons au moulin, tu pourras te sécher.

Je passai le reste de la matinée enveloppé dans une couverture, près du fourneau, tâchant de me réchauffer. Arkwright monta à l’étage et me laissa seul. Je trouvais fort déplaisante sa méthode d’apprentissage de la natation, et j’appréhendais déjà la leçon du lendemain.

En fin d’après-midi, il m’ordonna de prendre mon bâton et me conduisit dans le jardin. Il s’arrêta dans un espace découvert et me fit face.

Je le regardai sans comprendre. Il avait levé son bâton comme prêt à me frapper. Toutefois, il le tenait de sorte que la dangereuse lame soit à l’autre extrémité.

— Retourne ton bâton, m’ordonna-t-il. La lame n’est pas sortie, mais inutile de risquer un accident, n’est-ce pas ? Maintenant, attaque ! Voyons un peu ce que tu as dans le ventre.

Timidement, je lui portai quelques coups, qu’il para avec aisance.

— C’est tout ce que tu sais faire ? Je dois te tester pour t’aider à t’améliorer. Vas-y ! Plus fort ! N’aie pas peur, tu ne me blesseras pas ! M. Gregory prétend que tu te bats bien. Prouve-le !

Je me déchaînai donc, abattant mon bâton de toutes mes forces jusqu’à perdre haleine. Puis je tentai une feinte que mon maître m’a enseignée : à la dernière seconde, on fait passer le bâton de la main gauche dans la droite. Cela m’a sauvé la vie quand j’ai affronté Grimalkin, la sorcière aux ciseaux. J’étais presque sûr de percer la défense d’Arkwright. Or, il contra mon attaque avec une facilité déconcertante.

Il parut toutefois satisfait de ma performance et commença à me montrer comment mieux placer mes pieds. La leçon dura jusqu’au crépuscule.

— Ceci n’est qu’un début, Tom Ward, conclut alors mon nouveau maître. Tâche de bien dormir cette nuit, car, demain, nous entamerons ton entrainement avec les chiens. Après quoi, tu prendras ta deuxième leçon de natation, suivie d’un nouveau combat au bâton. Et, cette fois, j’essayerai de te frapper. J’espère que tu sauras te défendre, car chaque attaque non parée te vaudra un bleu !

Nous rentrâmes nous préparer un souper bien mérité. La journée avait été éprouvante, c’était le moins qu’on puisse dire. Cependant, je devais l’admettre, Arkwright était un bon professeur. Ses méthodes étaient rudes, mais efficaces. J’avais déjà beaucoup appris.

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